Portrait de l'artiste en homme d'âge mûr
Né à Paris en 1959. Dans une famille d'artistes, de peintres, d'écrivains, un entourage de gens de théâtre, de musiciens, de peintres et d'écrivains, graveurs et sculpteurs.
Très tôt engagé dans l'art, l'écriture et la littérature, Emmanuel Bing est également un passeur d'art et d'écriture. Ayant exercé des métiers divers, parfois très techniques, parfois très créatifs, ce qui compte pour lui est toujours de parvenir à matérialiser du nouveau dans le Réel. C'est en cela qu'il confère à l'art une tonalité sacrée, c'est à dire séparée du profane sans être pour autant mystique. Ni dieu, ni maître, ni anarchie, mais un parcours qui s'organise d'une pensée complexe, à la recherche tout à la fois du mystère, des profondeurs, de l'éros, de l'esthétique, d'une expression poétique et philosophique par toutes les formes d'art dont il peut s'emparer, et les diverses techniques à sa disposition. Il vit et travaille aujourd’hui à Paris et en Seine-et-Marne.
Dans l'œil
Dans un entourage d'artistes et de peintres j'eus très vite, dans l'enfance, accès à des ouvrages de reproductions de peinture, Bosch, Grünewald, Renoir, Dürer, Picasso, Fernand Léger, Dali, Max Ernst, Giaccometti, Masson, Bacon, Blake et de nombreux autres. Je restai très attaché à Bosch, Doré, Dürer, aux eaux fortes de Goya, à Modigliani dont je reproduisais les toiles, à Victor Hugo dont j'aimais les encres — le musée de la place des Vosges était un lieu magique que ma grand-mère m'emmenait visiter — plus tard je fus fasciné par Bellmer, puis bien sûr Balthus et Klossowski, malgré une certaine gaucherie et raideur communes. Un des livres qui me fut offert dans mon enfance était un ouvrage sur Paul Klee, sur lequel je pus construire quelque chose d'une compréhension de la peinture, de son mystère et de sa profondeur, et mon désir de peindre. Il y avait autour de nous Jacques Le Scanff, qui illustrait les livres que ma mère écrivait pour les enfants, et dont la peinture plate, ocre, stylisée, un peu terne et pâle, m'enseigna beaucoup ; il y avait également Henri Déchanet dont les encres eurent pour moi une influence très importante, peut-être à cause de leur liberté et de leur simplicité ; enfin Jean Neuberth, qui était un être délicat et adorable (c'est lui qui m'apprit à tenir en équilibre sur un vélo), un peintre de l'abstraction lyrique qui m'enseigna beaucoup en quelques phrases.
Et puis il y eut un peintre dont nous avions quelques toiles et dessins à la maison, Jamil Hamoudi, précurseur de la peinture moderne et contemporaine en Irak, dont j'appréciais les compositions sans toutefois pouvoir tout à fait y accéder : il introduisait l'écriture arabe dans l'art pictural, écriture et langue qui me restèrent toujours étrangères. J'appris plus tard que cet homme ayant été l'amant de ma mère, était mon père biologique. Dans mon adolescence, au cours d'une courte période de vacance que je passai chez lui, il m'enseigna la peinture au couteau, qui est restée ma technique de prédilection. Bien que mes relations avec lui aient été lointaines et chaotiques, je lui dois sans doute deux ou trois choses concernant l'art, et surtout cette parole, alors que je faisais une réflexion sur une reproduction en noir et blanc de la toile d'un de ses amis peintre, supposant les tonalités qu'elle avait, "tu es peintre" avait-il dit, et par cette validation mettait définitivement un terme à une interrogation muette, alors qu'il m'avait installé pour peindre depuis deux semaines avec lui, dans son atelier, et qu'il interrogeait mon travail, le soutenait et me donnait des conseils et des explications sur les médiums, les mélanges, la térébenthine, et la façon dont il faisait "vibrer" les couleurs dans ses toiles.
Plus tard je fréquentai l'atelier de Max-Henri de Larminat, où je dessinai beaucoup et profitai de modèles nus, et d'une certaine proximité avec le personnage, qui se délita par la suite. Ce que je retiens de lui fut cette parole, alors que je me trouvai démuni devant le dessin de l'oreille du modèle et lui indiquai que je ne savais pas la dessiner, il laissa tomber ce mot, simple et efficace : " regarde ! " ... C'est ce que je fis. Il suffisait de regarder, et non pas de compter sur un savoir antérieur. Regarder, et voir. Simplement. Au présent.
Quelques autres peintres eurent sur moi un impact important, qui permirent de faire évoluer ma peinture. Ainsi Henri Michaux — dont je connaissais l'œuvre poétique, mais pas les encres, qui me frappèrent lorsque je les vis dans une petite galerie de la rue de Seine ; ne pouvant m'en offrir une, je n'avais pas vingt ans, je décidai d'en produire moi-même de semblables. De la même façon cette autre rencontre avec une œuvre que je ne connaissais que par la caricature. Un jour je suis entré, ce devait être en 1979, rue des Beaux-Arts, dans la Galerie Claude Bernard. Il y avait une exposition de magnifiques aquarelles, lavis et encres de David Levine. J’étais fasciné par quelque chose que je ne pouvais m’expliquer, et qui avait trait à la justesse du trait alors que manifestement il était naturel, non pensé, non préparé. Et puis j’ai eu accès à l’explication. Levine disait que ce sur quoi il comptait, c’était l’accident. Le petit truc qui rate, l’erreur dans la réalisation, une tache, une coulure, un truc qui déborde. Et que c’était cela qu’il utilisait. C’était l’accident qui rendait sa peinture si juste. J’ai beaucoup appris ce jour-là. L’erreur c’est aussi une ressource.
Dès mon adolescence j'ai voulu me défaire de la question des influences. Il s'agissait, dans les discussions que nous avions, avec les gens de mon âge qui nous destinions à des carrières artistiques, poétiques et fulminantes, d'être soi-même, et de ne pas se lancer dans un mouvement quelconque, ne pas être un suiveur. L'influence pour moi se limitait à la copie, forcément ratée, forcément sans valeur par rapport à l'original. Aujourd'hui je sais que certains peintres ont eu, et ont encore sur moi une très grande influence ; elle se trouve non pas tant dans les techniques et secrets de fabrication des œuvres que dans la liberté qu'elles transmettent, dessinant dans la contreforme la position subjective particulière de leurs auteurs. Dans une œuvre d'art il y a toujours cette transmission de la liberté, et c'est peut-être ce qui lui donne son caractère sacré, précieux, unique.
EB